le spectre

La nuit était inhabituellement douce et silencieuse sous les pics habituellement venteux du Dragon. Seiya repoussa le parchemin qu’elle étudiait sans conviction à la lueur de la lanterne et s’étira. Ce solstice d’été marquerait sa sixième année au temple et l’entrée dans sa dix-neuvième année de vie. Elle murmura une courte prière de reconnaissance pour ses parents et éteignit la flamme avant de se laisser glisser le long de la cloison vers une confortable position fœtale, fermant les yeux sous l’abri de ses bras croisés. Il ne serait pas bien vu de somnoler lors des longs rituels du lendemain.
Peut-être ne viendrait Il pas cette année. Peut-être était Il enfin apaisé par sa révérence muette et ses prières, par les offrandes, le devoir accompli, le travail incessant. Il n’était pas venu, l’année du gempukku, après cette dernière visite désastreuse à Kaze no Ono. Elle ne se rappelait pas non plus sa présence lors des premières années à l’Ecole mais l’épuisement la terrassait si vite le soir qu’une armée de morts-vivants aurait pu défiler dans la cour sans la réveiller. Lors des nuits d’été de son enfance, Il apparaissait souvent, silencieux, agenouillé, à portée de main, les viscères noirs se déversant sans fin depuis l’immonde plaie sous son cœur, ses yeux mi-clos deux feux follets, son cou, oh son cou… Et la tête basculant enfin lorsqu’Il ouvrait les yeux pour la regarder fixement et…
Elle retint un soupir, roula sur les genoux et attendit le souffle à peine perceptible de la lame fantôme avant de le saluer dans un rituel qui avait peu changé depuis ses jeunes années.
Elle n’avait hurlé qu’une fois, la toute première dont elle se souvienne. Daichi avait prétendu chasser le Oni invisible du cauchemar et elle avait prétendu se rendormir, écoutant le râle et l’immonde bruissement des entrailles qui composaient des mots, des questions, des ordres dont elle n’entendrait le sens que longtemps après. A défaut d’en comprendre la signification, peut-être à jamais.
- Sensei-sama, je vous remercie de votre visite.
- Qui es-tu, enfant ?
- Tamori Seiya, fille de Tamori Iyu et Tamori Kouzai, de Kaze no Ono.
- Non… celle qu’on a volée… tu es l’autre… le traître dans l’obscurité… la seconde arme qui terrasse l’ennemi caché… rends moi l’honneur perdu…
- Oui Sensei-sama. Comment puis-je vous rendre justice ?
- …l’ennemi caché… la lame du destin… la lumière de la vérité… immuable, celle qu’on a volée… le sommeil du Dragon… la route impériale… l’ombre… le vent dans le cerisier… le miroir… la justice… la seconde lame. Elle sait.
- Selon vos désirs, Sensei-sama.
Seiya avait renoncé depuis longtemps à poser davantage de questions au revenant confus, ne sachant jamais laquelle mettrait un terme brutal à la litanie cryptique. Priant silencieusement les yeux fermés, elle ralentissait sa respiration et se centrait sur le vide, écartant toute émotion et tout souvenir de sa conscience. Elle ne lui donnerait aucune raison de déchaîner sa colère aujourd’hui.
Si elle ne Le voyait qu’une nuit par an pour ces conversations énigmatiques, sa présence restait perceptible des mois durant, l’air poisseux, une ombre à la lisière de la vision, un chuintement, et partout, toujours, la peine et la colère se faisant écho. Il écoutait chaque conversation, épiait chaque geste. Seuls les katas les plus complexes Le tenaient à distance et elle s’y soumettait avec ardeur à chaque instant libre, n’écoutant pas ses muscles à l’agonie. Tout plutôt que de subir l’un de ces épisodes de possession qui avaient fait fuir ses rares camarades. Les sensei en avaient déduit qu’elle avait un don de divination, et lisaient l’avenir de l’Empire dans les tirades incohérentes qu’elle énonçait parfois. Elle n’en gardait pour souvenir que la fureur du revenant qui la saisissait, la broyait et la réduisait à une étincelle de vie chutant dans un puits sans fond. A d’autres occasions, le revenant s’était contenté de guider sa main avec une haine telle que ses adversaires en avaient lourdement pâti. Au Gempukku, l'esprit avait regardé la famille rassemblée par ses yeux, y allumant une rage froide. Elle aurait préféré mourir à cet instant précis que de deviner sur le visage de Kouzai un soupçon de doute, de peur et de honte, et autour de lui le tissu de mensonges rongeant la famille. Elle avait quitté la maison le soir même, expliquant son depart précipité par l'ardeur à reprendre sa formation et priant pour oublier l'intense tentation de planter un katana dans le coeur de son père.
Après un long silence, elle releva la tête pour trouver le visage du samurai à un souffle du sien et des flots de sang noir ruisselant sur ses mains jointes. Des yeux vides mais étrangement familiers la transperçaient. Elle avait appris peu de choses du revenant. Il était mort dans l’injustice, et il ne tolérait aucun affront à l’honneur des Mirumoto.